Régis Michel sur la zoophilie
Le passage qui suit est tiré de l'ouvrage du conservateur du Louvre Régis Michel consacré à la sexualité dans l'art. Il y aborde la question de la zoophilie au travers d'un cas publié par Krafft-Ebing, de la célèbre sculpture de Léda par Michel-Ange (Musée du Louvre) et de l'œuvre de l'artiste autrichien Otto Mühl, Oh Sensibility (Vienne, collection Konzett).
Extrait
MICHEL Régis, L'Art du viol, Mouvements, La Découverte, 2002, p. 84-97.
Rien de moins hédoniste que l’imagerie occidentale du sexe. La notion de plaisir y est problématique. Elle est ordinairement conditionnée par la force : plaisir imposé, dérobé, extorqué, ou bien asservi, subi, soumis, selon le sexe d’appartenance. Il s’agit, dans tous les cas, d’une volupté douloureuse : d’une jouissance tragique. Ou, si plaisir il y a, c’est un plaisir pervers, qui passe ordinairement par le voyeurisme du regardeur : un plaisir-pour-autrui, c’est-à-dire aliéné. Foucault décrit la sexualité orientale comme un ars erotica, un art du plaisir, ésotérique et magistral, où les techniques du corps vont de pair avec les raffinements de l’expérienceErreur de référence : Balise fermante </ref>
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. Crise, division, clivage : le franchissement de l’interdit, chez Bataille, est dûment sanctionné par une catastrophe ontologique – hiatus de l’être –, qui précipite l’effraction de l’animal, par quoi se vérifie l’extranéité de l’érotisme (sa nature étrangère à la condition humaine)[1]. Celui qui s’abandonne, écrit Bataille, au mouvement charnel n’est plus humain : « C’est, à la manière des bêtes, une aveugle violence qui se réduit au déchaînement, qui jouit d’être aveugle, et d’avoir oublié »[2]. Où l’on perçoit mieux la fascination des artistes pour les créatures animales…
Cas n° 5
Viol avec circonstances aggravantes (zoophilie active dite aussi bestialité).
Michel-Ange : Léda, Paris, musée du Louvre.
Otto Mühl, Oh Sensibility, Vienne, collection Konzett.
1. Krafft-Ebing : « Actes immoraux et cunnilinctus d’une femme avec un chien. La femme de B…, 36 ans, mère de huit enfants, est accusée d’adultère par son mari (1908). D’après la déposition de la femme, elle a eu des relations sexuelles environ six fois avec le garçon de ferme ; son mari, avec qui elle vit depuis treize ans en bonne intimité, le lui a pardonné. Malgré cela, B… crut qu’on continuait à le tromper et demanda le divorce. Alors la femme accusa son mari d’avoir à plusieurs reprises exigé d’elle, il y a quelques mois, qu’elle s’accouplât avec le chien de berger. L’acte ne réussit que deux fois, la femme étant sur les genoux et sur les coudes. B… excita le chien jusqu’à l’érection, il posa ensuite les pattes d’avant du chien sur les épaules de la femme et dirigea le pénis dans ses parties sexuelles. Avant l’éjaculation, B… éloigna le chien et pratiqua le coït lui-même. B… avait mis cet acte en scène par curiosité et pour exciter davantage sa femme, car dans ses dernières années, elle était devenue sexuellement froide vis-à-vis de son mari[3]. »
2. On ne lit pas sans effroi ce procès-verbal. Mais on regarde sans émoi Léda copuler avec un cygne. La nuance tient au statut des deux récits. L’un décrit en détail des faits réels. L’autre illustre en douceur une fiction poétique. On glisse de la pathologie au fantasme, et de la bestialité à la zoophilie. Mais le fond est le même : coït d’une femme avec un animal. Sous l’effet de la violence. Chez Krafft-Ebing, les motifs du zoophile sont deux : la curiosité plus l’excitation. Mais ce n’est pas son épouse qu’il excite, puisqu’elle se plaint du traitement. C’est lui-même.
3. On croira volontiers que des sentiments analogues balisent le champ scopique des représentations de Léda. Qui n’ont cessé de nourrir l’iconographie classique : la Renaissance italienne a produit sur ce thème, dont elle s’entiche, une série d’œuvres célébrissimes, où s’impliquent ses plus grands noms. La Léda de Michel-Ange, tableau culte, disparu de longue date, et connu par les copies ou les gravures[4], est de loin la version la plus explicite : coït horizontal, et non vertical, comme chez Léonard ou Corrège. Le dessin du Louvre, dont on discute l’autographie, même si l’on tend aujourd’hui à le réhabiliter[5], adoucit un peu l’impudeur de la scène : l’oiseau s’y fait discret, l’étreinte nourricière et le plaisir partagé. Rien qu’un viol ordinaire…
4. Curiosité. L’analyse exploratoire de la jouissance féminine est un fantasme privilégié du voyeur, qui érige la volupté de l’autre en principe de pouvoir (ou aveu d’impuissance) : ou Popeye, chez Faulkner, et son épi de maïs, ici remplacé par les ailes du cygne[6]… 5. Excitation. Le sentiment de pouvoir est ici décuplé par la réification du corps féminin : sa réduction servile au niveau instrumental d’une expérience clinique. Mais il y a plus. L’intervention de l’animal est un stade supplémentaire de la transgression qui constitue l’érotisme : humiliation suprême où culmine, selon Bataille, la violence profanatoire de l’acte amoureux[7].
En août 1964, Mühl réalise à Vienne sa douzième action, qui a pour thème Léda et le cygne[8]. Six ans plus tard, en 1970, il reprend le motif du cygne dans une autre action qui a pour titre Oh Sensibility, où la dérision sourd de l’onomatopée, en dotant la vieille notion d’une fausse innocence[9]. Entre-temps, l’artiste est devenu célèbre. La société viennoise, fortement répressive, qui l’exècre, a même trouvé le moyen de le jeter en prison, pour quelques mois, après le scandale très public (et très politique) d’une performance provocatrice à l’université de Vienne, en juin 1968[10]. Et l’action, de matérielle[11], est devenue corporelle. Mühl, qui a retenu la leçon de Pollock, laquelle obsède l’actionnisme viennois, n’a cessé d’approfondir cette aporie qui consiste à répudier la peinture en la magnifiant. C’est comme s’il continuait de peindre avec d’autres moyens : Mühl peint avec des corps. La même contradiction, qui est méthodique, travaille explosivement sa manière de figurer le sexe, dont il dénonce l’oppression dans le moment même où il la décuple, à la faveur de ses performances, liturgies de ténèbres où le corps féminin devient à discrétion le matériau ductile d’expériences cruelles. Mühl fut un temps, quoi qu’on en pense, l’un des artistes les plus radicaux de la modernité. Nul n’est allé plus loin que lui, sauf erreur, dans la violence ontologique de l’art occidental, puisqu’il substitue l’acte à sa représentation. Retour à Sodome. Où Sade est mon prochain[12]… •
Source
MICHEL Régis, L'Art du viol, Mouvements, La Découverte, 2002, p. 84-97. ISBN 70713709
Notes
- ↑ Idem, p. 115.
- ↑ Ibid.
- ↑ R. von Krafft-Ebing, Psychopathia Sexualis, éditions A. Moll, (1950), réédition 1999, II, pp. 363-364 (Observation 321, d’après K. v. Sury, 1909).
- ↑ cf. J. Wilde, « Notes on the Genesis of Michelangelo’s Leda », in Fritz Saxl (1890-1948) : A Volume of Memorial Essays from His Friends in England, D. J. Gordon edition, Londres, 1957, pp. 270-280.
- ↑ P. Joannidès, Inventaire des dessins de Michel-Ange au Louvre (titre provisoire), à paraître, n° 33.
- ↑ L’allusion se réfère évidemment au viol de Temple Drake dans Sanctuaire (1931).
- ↑ G. Bataille, « La transgression », in L’érotisme, op. cit., p. 75.
- ↑ Cf. D. Schwarz, « Chronology », in Wiener Aktionismus I, Von der Aktionsmalerei zum Aktionismus, 1960-1965, Klagenfurt, 1988, p. 286.
- ↑ Cf. H. Klocker, Wiener Aktionismus II, Der zertrümmerte Spiegel, 1960-1971, Klagenfurt, 1989, p. 191.
- ↑ Il s’agit de l’action intitulée Kunst und Revolution (cf. idem, pp. 138-139).
- ↑ Mühl emploie le terme de Materialaktion.
- ↑ On aura reconnu le titre d’un ouvrage notoire de P. Klossowski, Sade mon prochain, Seuil, 1947.